Le bazar des hasards. Ep.1 La boîte de conserve
- Olivia
- 2 mars
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 mars

Le bazar des hasards
Je marche dans la ville, happée par le bruit des voitures, les enseignes qui me crient dans les yeux, les pas pressés autour qui imposent un rythme soutenu. Comme d’habitude, j’ai la tête ailleurs, perdue dans mes pensées. Routine, habitudes, pas mécaniques, mais esprit volatil. Tiens volatil, comme l’oiseau que j’aimerais être.
Mon corps connaît le chemin par cœur et le temps défile sans que je ne le voie glisser. Avec cette cadence machinale, on semble courir après quelque chose dont on a oublié le nom. Je marche vers quoi ? Pour quoi déjà ? Suis-je vraiment vivante d’ailleurs ? J’ai oublié.
Et dans cet entre-deux de pensées, mes yeux s’arrêtent sur une ruelle étroite. Une mélodie légère semble m’attraper par la taille et me tirer en avant, comme un lasso lancé par un cow-boy sexy qui veut m’attirer à lui. Irrésistible !
Par ici ! Au fond de ce passage sombre se trouve une devanture fatiguée. Elle ne hurle pas « Promo exceptionnelle » celle-là ! Ça change et ça me repose l’âme. Elle semble vouloir exister à tout prix sans chercher à plaire.
Je m’arrête. Vraiment, c’était là avant ? Entre une porte en fer et une boulangerie, une vieille échoppe semble s’être échappée d’une autre époque. La vitrine est poussiéreuse, les carreaux encrassés comme composés de nuages opaques. Mais, en collant son front, on peut distinguer les silhouettes éparses dans ce joyeux bordel. Des objets posés là, sans logique apparente, comme s’ils attendaient qu’on les remarque enfin.
Tiens, on dirait un peu ce qui se cache dans ma tête.
Au-dessus de la porte, un écriteau usé : Le bazar des hasards. Et juste en dessous en lettres fines, un slogan à moitié effacé : Trouvailles de la vie et messages cachés.
J’ose pousser la porte. La clochette tinte faisant vibrer dans l’air l’odeur de vieux bois et de mystère. Pas de musique d’ambiance, pas de vendeur qui saute sur moi avec un "Je peux vous aider ?". Personne d’autres que moi et un tas d’objets improbables qui semblent m’observer en retour. Ici, rien n’a d’étiquette, mais tout a une histoire. Je le sens.
Ce que je vais te proposer ici, ce n’est pas du lèche-vitrine où tu vas aller claquer ton pognon. Ce Bazar des hasards, c’est un lieu où l’ordinaire devient une clé, où chaque trouvaille soulève un pan du rideau sur ce qui attend déjà en nous. Ici, c’est l’antre de notre esprit.
On dit que tout est déjà en nous dans le milieu de la spiritualité. Foutaises ? Ou bien serait-ce la réalité?
J’ai bien envie de voir si cette vieille boutique nous livre des secrets sur notre quête spirituelle et comment ils pourraient nous aider à faire un peu de tri dans tout ce qui encombre notre esprit.
Si tu crois que certaines choses sont perdues, usées, dépassées, elles attendent juste qu’on les dépoussière, qu’on les regarde sous un autre angle, qu’on les restaure et qu’on leur redonne une place. Un peu comme toi ou comme moi.
Je fais le parallèle avec les concepts, les belles idées et théories qui ne font plus écho en nous, deviennent vides de sens et dont nous n’entendons plus l’évidence.
Alors, à chaque passage dans cette boutique, on va ouvrir un tiroir, attraper un objet qui semble anodin et l’explorer comme un passage vers quelque chose de plus grand.
L’ordinaire parle. Ces objets vont nous parler bien plus profondément qu’on ne l’aurait cru.
Tu le sens déjà peut-être que ce ne sont pas de simples objets, mais des déclencheurs. Tu vas pouvoir expérimenter ce que signifie ce fameux « Le hasard n’existe pas ».
Tu peux frotter tes yeux, et laisser ceux de l’enfant en toi se rouvrir. Je l’appelle à mes côtés pour que tu puisses mieux voir ce que tu ne prenais pas le temps de voir.
Tu n’auras pas besoin de me suivre avec une liste de courses. Ici, on ne cherche pas, on trouve. Et souvent, on trouve ce qu’on ne savait même pas que l’on cherchait.
La boîte cabossée.

Je déambule entre les rayons et les étagères bancales, effleurant du bout des doigts les objets empilés. Un foutoir total, un bric-à-brac où l’on pourrait y perdre son latin, son chien ou même le fil de son destin. Mais quelque chose me dit que je peux tomber sur un trésor.
Mon entrée soulève la poussière et j’observe alors les rayons de lumière qui dévoilent une danse des particules. La magie du quotidien est bien présente, palpable, vivante. Mes yeux suivent ces grains lumineux jusqu’à accrocher une boîte de conserve sur une étagère.
Insignifiante, cabossée, parsemée d’éraflures. Sa surface est marquée par le temps et les chocs qu’elle a dû prendre depuis sa création. Elle est mise de côté, loin des belles boîtes qui brillent encore. Elle semble complètement oubliée, huée par ses congénères de fer.
Je la prends en main et la retourne dans tous les sens. Je la secoue pour essayer d’entendre ce qu’elle contient.
- Non mais ça va pas !
Une petite voix perçante me fait sursauter et la boîte m’échappe des mains. Elle roule sous un meuble au milieu des moutons de poussière.
Mais il n’y a personne autour. Je suis seule ici. Je reprends la boîte pour la ranger où elle était.
- Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu m’ignores toi aussi ? Je suis moche oui, je sais…
Alors…tiens-toi bien à ton siège ou à la cuvette des toilettes si tu me lis ici : la voix perçante c’était la boîte. Oui, je sais, c’est bizarre. Mais je te rappelle que nous sommes au Bazard des hasards, ce qui a dû te mettre la puce à l’oreille.
- Alors, comme ça toi aussi tu ne juges que par l’apparence ?
Non mais elle se prend pour qui cette boîte ? Je fronce les sourcils, je n’ai absolument rien dit…mais elle n’a tout à fait tort.
- Avoue-le, si tu avais dû choisir une boîte dans ton supermarché, tu ne m’aurais pas prise, hein ? Je suis cabossée, donc je ne donne pas envie. Moins digne d’être choisie ?
- Je…
La boîte de conserve est remontée après moi, au point que son couvercle se couvre de rouille de colère.
- Je vais te dire une chose, je suis très bien placée pour te dire qu’à l’intérieur c’est toujours aussi bon. Ça n’a pas changé. Oui je suis tombée, j’ai pris des coups. On a voulu m’utiliser, mais on m’a lâché. Je n’ai jamais été vraiment choisie et plus le temps a passé moins on me regardait. La vie a laissé ses marques sur moi. Mais l’intérieur…l’intérieur est intact et toujours aussi savoureux ! Je suis capable d’amener un sourire sur un visage satisfait. Je suis capable de montrer toutes mes nuances. Mon enveloppe est peut-être imparfaite, mais je mérite d’être choisie et goutée ! J’ai encore tellement à apporter. Tu crois encore que mes bosses me définissent ?
Je reste silencieuse. Je comprends ce qu’elle dit. D’une boîte en fer à un humain on pourrait croire qu’il y aurait déperdition de l’information, mais j’entends chacune de ses paroles. Cette conserve me parle plus de moi que je ne l’aurais cru.
Son ton, jusque-là piquant et rageux, semble se radoucir.
- Écoute… Je sais ce que c’est d’être mise de côté. D’être regardée sans être vraiment vue. Oui, je peux encore avoir des petits pics où j’en veux à tout le monde. Mais, ça va quand même mieux. J’ai compris que ce n’est pas parce qu’on ne me choisit pas que je perds ma valeur. Ce n’est pas parce que j’ai pris des coups que je n’ai plus rien à offrir.
Sa voix est devenue chaude, comme si ce qu’elle contient se mettait à frémir. Plus de morsure, juste une vérité qui se pose là, entre elle et moi.
- Tu penses que tes cicatrices font de toi quelqu’un de moins bien ? Que tes blessures t’abîment au point que tu ne mérites plus d’être vu pour ce que tu es ?
Mes mots restent alors coincés quelque part entre mon cœur et ma gorge. Elle a touché un point sensible.
- Elles font partie de toi, comme mes bosses font partie de moi. Mais elles ne t’empêchent pas d’exister. Elles prouvent que tu es encore là. Arrête de vouloir les supprimer à tout prix. Regarde-moi, je suis cabossée, marquée, oubliée au fond d’une étagère… et pourtant, tu m’as trouvée.
La boîte marque une pause et reprend sa leçon.
- La vraie question, c’est de savoir si tu veux porter tes cicatrices avec honte… ou avec fierté. Elles aussi racontent ton histoire. Et il n’y a pas deux histoires comme la tienne.
Je regarde avec tendresse la boîte toujours entre les mains.
Elle a raison. On passe notre vie à vouloir lisser ce qui dépasse, à cacher les traces du temps, à effacer les signes de notre vécu. On veut ressembler aux boîtes impeccables en rayon, bien alignées, parfaitement calibrées. Mais pourquoi ?
On se sent dévalorisé face à ceux qui sont bien markettés, bien sapés, coiffés, instagramés. Alors que bien souvent derrière, il y a des boîtes cabossées qui se cachent.
Pourquoi faire semblant et penser qu’il faut à tout prix effacer ce qui nous a modelé ?
La lutte sera alors infinie, avec comme seul champ de bataille notre propre existence. Est-ce vraiment ça, vivre ?
Je le refuse.
Je crois bien que, dans cette quête spirituelle, la plus grande étape à franchir est la reconnaissance profonde de la diversité des histoires, avec leurs formes de bosses et leurs couleurs bien à elles. Que les traces soient sur le corps ou dans le cœur, au moins il n’existe pas un seul idéal d’imperfection. Et c’est ça qui bouscule et change les repères ! Le lisse ne serait plus une référence, ni un objectif illusoire à atteindre. On serait enfin libre d’être tels que la vie nous a sculptés avec le temps. Et on trouverait ça beau. Sur nous. Sur les autres.
Et pourtant…
J’hésite encore. Et si elle se trompait ? Et si moi aussi, j’étais cabossée, mais vide ? Et si je n’avais plus rien à offrir ?
Je ferme les yeux une seconde. Écoute le silence du bazar. Laisse la question résonner. Les « si » s’évaporent doucement.
Je scanne un instant la boutique du regard, trouve un petit réchaud à gaz dans un coin. Je me pose sur un tabouret bancal, prenant place au beau milieu du désordre rassurant de ce bazar.
D’un coup sec, je déchire l’opercule, verse le contenu dans une casserole cabossée et allume la flamme chancelante. Tout est aussi tordu que moi ici.
Je soupire et souris.
Une douce odeur de soupe au potiron s’élève dans l’air, plus savoureuse que je ne l’aurais imaginé.
Quelques bulles éclatent à la surface, et dans un souffle chaud, j’entends un murmure velouté :
- Merci.
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